vendredi 26 septembre 2014

Non, Andrew Coyne a simplement tort

Pour ceux qui ne connaissent pas Andrew Coyne, je le décrirais plutôt comme un auteur qu'un journaliste car, à mes yeux, il semble véhiculer une opinion plus souvent que rapporter les faits. J'ai aussi eu la distincte impression que les sympathies qu'il essaye d'invoquer dépendent du journal dans lequel son texte se fait publier, plutôt que d'être automatiquement les siennes. Mais pour ce qui suit, on va supposer que ce sont ces dernières qui prévalent.

Je ne peux pas dire avec certitude que M. Coyne écrit pour causer une réaction accrue de la part de ses lecteurs et lectrices, mais le résultat en est certainement ainsi. Et cette fois-ci, j'ai mordu l'hameçon. Voici l'échange sur Twitter que j'ai initié plus tôt cette semaine.
Je n'allais pas le laisser gagner en essayant de corriger ses erreurs en 140 caractères ou moins, donc j'ai répondu ainsi:
Donc je vais citer les parties de l'article original d'Andrew Coyne afin d'en réfuter le plus grand nombre de points, tentant ainsi de faire couler son argument au complet.

Comme je l'avais dit sur Twitter, dans l'article, M. Coyne tente de prouver que le référendum écossais récent, même avec sa question claire, n'était fondamentalement pas un exercice démocratique, surtout si l'exemple est suivi ici au Canada lors d'un éventuel troisième référendum de séparation du Québec. Il divise son argument en cinq points que je décomposerai afin de les réfuter.

D'abord, il dit ceci:
Even to talk of holding another referendum in Canada, first, suggests a strange definition of democracy is at work, the same that has held us in its sway since the first, in which a yes, however tentative, is the final word, but a no, however many times it is repeated, only means a la prochaine — or, as Alex Salmond, the Scottish National Party (SNP) leader put it, “at this stage.” (To be fair, I don’t believe a yes would be final, either. I think it would only mark the start of the real referendum, the continuing battle for public opinion through the months of chaos that would follow. So the No side were very likely being as deceitful as the Yes in claiming that a yes was “forever.” At least I hope they were.)
Baignons-nous d'abord dans la définition de démocratie alors, puisque sa première phrase y touche. Le wiktionnaire donne la définition de « régime politique dans lequel l'ensemble du peuple dispose du pouvoir souverain ». Cette définition rend un référendum (où les votes pour et contre sont comptés directement et le résultat en découle sans intermédiaire) un exercice plus démocratique qu'une élection de députés dans notre système uninominal à un tour (et probablement dans d'autres systèmes électoraux aussi). Un exemple particulier de ce dernier point s'est passé ici dans ma circonscription fédérale de Gatineau: en 2004, Richard Nadeau a perdu malgré ses 40,27% des votes de l'électorat, alors qu'en 2008, il a gagné avec 29,15%: ce sont des résultats inconfortables mais ils ne sont pas incontestés, et surtout personne ne les a qualifiés de non-démocratique.

Mais même si nous ignorons la définition inhabituelle de démocratie de l'auteur, il faut alors se demander en quoi la nature d'un référendum répété de séparation (dont la simple mention, on le rappelle, a sérieusement coûté au Parti Québécois la dernière élection générale) n'est pas démocratique. Et, strictement parlant, en quoi une séparation est-elle finale? Plus d'une province a joint la confédération depuis 1867, et Terre-Neuve a eu un référendum pour ce faire en 1948. Et même si elle est finale à cause de la réalité politique, en quoi n'est-ce pas démocratique? Le premier point de l'auteur tombe au complet.

Son deuxième point touche la clarté de la question, un point souvent revenu depuis la question du référendum québécois de 1995. Les fédéralistes en sont encore particulièrement amers, je pense.
Second, the question, much lauded though it was here for its clarity — “Should Scotland be an independent country?” — only appears so in light of the hilariously complex and misleading questions employed in our own triumphs of democracy. Any expert in public opinion polling could tell you it’s a slanted question: It plainly invites a yes. A fair question would present the two options, equally: Should Scotland become an independent country, or should it remain a part of the United Kingdom?
Comparer une question de référendum (à laquelle chaque côté de la question a des mois ou des années à se préparer) à une question de sondage téléphonique à laquelle on n'est pas préparé, ce n'est pas très honnête! Surtout dans le cas d'une question « oui » ou « non », pour laquelle les camps ont l'occasion de se former et de préparer des trousses d'information et des équipes de sollicitation, etc. Et encore plus important, les électeurs ont la chance d'étudier tous les matériaux pour faire une décision informée.

Mais même si on ignore ce détail-là, questionner la clarté de la question référendaire écossaise après le tollé qui a suivi la question référendaire québécoise, it's rich!  Il faut en avoir, du culot, surtout quand les fédéralistes convaincus (auxquels Andrew Coyne commence vraiment à ressembler) ont tant critiqué la question québécoise pour son manque de clarté. Et même si la clarté n'était pas un problème, le résultat de toute question de séparation est compliqué; rien de tel n'est simple, mais ça ne veut pas dire que le peuple ne saura pas faire un décision dont elle en assumera la responsabilité.  Son deuxième point tombe, lui aussi.

Dans son troisième point, l'auteur questionne la légitimité d'une simple majorité (50%+1):
Third, merely because the British prime minister was foolish enough to agree to 50 per cent plus one of the vote as sufficient mandate to begin negotiations on the breakup of the kingdom — assuming he was being sincere, and assuming the negotiations did not collapse and assuming a whole lot else that would probably not be the case — it does not follow that Canada is now obliged to accept that as a precedent.
The arguments that led the Supreme Court to require a clear majority as one of the conditions, alongside a clear question, of the (entirely made up) duty to negotiate on the part of the rest of Canada (whoever that is, constitutionally), still hold. The Clarity Act, which slyly turned this on its head — from requiring negotiations in the event of a clear majority, to banning negotiations without it — is still the law of the land. And, as is increasingly widely acknowledged in Quebec, such a narrow and divisive majority could not possibly be sufficient to launch the province on such a perilous adventure. (Opinion polls in the province point to 60 per cent as a bare minimum, with a substantial number preferring 75 per cent.)
Évidemment, lorsqu'un pays en voie d'être réduit réalise que la possibilité que le « oui » gagne le référendum de séparation est bien présente, ceux qui y sont contre feront tout ce qu'il peuvent pour l'empêcher. C'est pour ça que des fédéralistes convaincus insisteront pour changer les règles, par exemple seuil de 60% ou 75% en faveur, et ainsi de suite. Pour reprendre le point que j'ai amené plus tôt, c'est particulièrement intéressant de voir ces fédéralistes insister pour un seuil plus élevé que 50% alors que c'est parfaitement démocratique si leur parti préféré gagne une majorité de sièges dans la Chambre des communes sans même approcher 50% des votes: en 1997, les Libéraux de Jean Chrétien ont eu 155 des 301 sièges (51,50%) avec seulement 38,46% des votes; en 1993, c'était encore pire: ils ont eu 177 des 295 sièges (60%) avec 41,24% des votes. M. Coyne sera-t-il le premier à contester la légitimité d'un gouvernement libéral sous Justin Trudeau qui gagnerait une majorité de sièges avec 40% des votes au lieu de 60% ou 75%?

C'est dans le quatrième point que l'auteur de l'article ose dire qu'un exercice fondamentalement démocratique (comme je l'ai expliqué plus tôt) avec une question claire n'est pas démocratique:
But — point four — even a clearer question, and even with a clear majority, it still wouldn’t alter the fundamentally undemocratic premise of the enterprise: namely, that the fate of the whole country may be decided by the vote of a small minority. Had the Yes carried the day in Scotland, it would have been with the support of perhaps 1.8 million out of the United Kingdom’s 64 million citizens. The rest were forced to watch, helplessly, as their own futures hung in the balance.
We have all been seduced by the formalities — the holding of a vote, with ballot boxes and scrutineers and the rest — into thinking these affairs are actually based on some sort of democratic principle. But just because you hold a vote on something doesn’t make it democratic, not in any legitimate sense. For example, you can’t vote to help yourself to something that isn’t yours, and you can’t vote to decide the fates of others, not party to the vote.
Donc ce n'est pas démocratique car le reste du pays n'est pas d'accord? Sauf que le Canada n'est pas unitaire comme l'Irlande et d'autres. Nous avons, en théorie, une confédération où les pouvoirs fédéraux sont limités. Contrairement aux autres provinces, le Québec a réussi à faire prévaloir sa juridiction dans les domaines garantis par la constitution. Il faut que l'union des provinces soit reconnue comme volontaire pour le bénéfice que ça représente à tous, et aussi pour en assurer sa réelle légitimité. Ce qu'on observe, par contre, c'est que plusieurs fédéralistes pensent que le gouvernement fédéral est et doit être un pouvoir central fort agissant de manière décisive pour maîtriser ses enfants rebelles. (Tiens, cette attitude commence à ressembler un peu à Irak sous Saddam Hussein, qui devait agir d'un bras de fer pour permettre à sa minorité sunnite de contrôler le pays de majorité chiite!)

L'auteur continue:
Yet that is precisely what separatists in Canada and the U.K. have attempted to maintain: that they could vote, not to “leave” the country, as it is sometimes put, but to take a part of the country with them, and that the rest of the country, including the vast majority of its citizens, had no choice but to accept whatever the minority decreed. This may be called many things, but democratic isn’t one of them. If it’s democracy we’re interested in, then any decision to break up the country should be for all of the country to vote on, not just a part of it.
Et là-dedans, on entrevoit ce joyau de l'idéologie orangiste que détestent tant de gens: j'y lis que l'auteur aimerait plutôt que les Québécois « retournent en France » (pour citer d'innombrables commentaires que j'ai lu dans les médias nationaux anglophones du Canada) que de nous avoir comme voisins. Sans compter le fait que nous sommes nombreux à ne pas être Français (moi-même, j'ai passé les 21 premières années de ma vie comme franco-ontarien, et mes parents ont immigré il y a 34 ans), on y sent le sens traditionnel de suprématie des Anglais protestants sur les peuples qu'il ont géré tant de siècles. (Notons que même si c'étaient les Orangistes qui s'en prenaient violemment aux Irlandais catholiques en Ontario au XIXe siècle, et qu'ils ont entre autres réussi à éliminer la parade de St-Patrick à Toronto pendant de nombreuses années malgré le grand poids démographique des Irlandais, je reconnais bien que la grande majorité des gens de souche anglaise et de religion protestante n'expriment pas de telles haines.)

Mais la réalité légale est simple: le Québec est présentement une province, qui possède et contrôle la plupart de son territoire, et alors que le Canada est divisible dans le cas d'un référendum de séparation d'une province, le Québec lui-même n'est pas divisible de la même façon (sans passer par une réforme constitutionnelle qui serait inutile lors d'un succès référendaire).  Le quatrième point de l'auteur tombe, lui aussi, à son tour.

(Le cinquième point de l'auteur ne touche que la situation constitutionnelle très particulière du Royaume-Uni, donc il n'a pas d'impact sur la valeur de l'argument de l'auteur dans le contexte canadien.)

En conclusion, puisque j'ai pu contrer chacun de ses points, c'est clair que l'auteur Andrew Coyne exprimait plutôt ses sentiments personnels par rapport au référendum écossais et à un éventuel référendum québécois que la réalité constitutionnelle politique.

Quand il dit qu'un référendum à question claire n'est pas démocratique, il a simplement tort.

lundi 22 septembre 2014

Roger Fleury en prison pour aucune bonne raison

(Crédit photo: ICI Ottawa-Gatineau sur Twitter; lien)

Il y a quinze jours, j'ai eu le grand plaisir de pouvoir être accueilli au site archéologique du 823 rue Jacques Cartier à Gatineau, occupé depuis mi-août par des autochtones qui réclamaient de continuer la fouille archéologique cessée trop subitement, ainsi qu'une meilleure protection du site.  On m'a expliqué en détail les revendications et des idées de ce qui pouvaient être fait avec le site pour le protéger et le mettre en valeur.

Mais jeudi dernier, il y a eu arrestation de six des occupants du site en question, suivant leur refus d'accepter l'injonction interlocutoire provisoire, obtenue de la Cour supérieure par la ville de Gatineau, ordonnant aux occupants du site de quitter les lieux avant 17h30 cette journée-là.  Les six (dont le Chef des Algonquins hors-réserve de Fort-Coulonge Roger Fleury, la militante saskatchewannaise pour les droits autochtones Audrey Redman, et le militant Robert Marois [source]) se sont fait arrêter sans confrontation ni incident par plusieurs dizaines de policiers, dont le travail de quelques uns n'était que de regarder les événements, à voir les images aux nouvelles [source].

Chacun des six a été accusé de méfait selon l'article 430.1 du Code criminel du Canada.  Parmi les six, seulement Roger, qui a notamment agi comme porte-parole des manifestants, était encore détenu vendredi matin car il avait refusé les conditions imposées par la Cour supérieure, c'est-à-dire de se tenir à 100 mètres du site (823 rue Jacques Cartier), de garder la paix et bonne conduite, de ne pas entrer en contact avec les coaccusés, ainsi que de se soumettre à un couvre-feu chez lui de 23h à 6h [source].  Les articles de nouvelles n'indiquaient pas combien de temps ces conditions seraient en vigueur, mais il est su que l'injonction interlocutoire provisoire est en vigueur pendant dix jours [source].

Roger comparu devant une juge vendredi à 14h30, pour une session durant laquelle la juge lui a demandé la même chose que les policiers, c'est-à-dire qu'il respecte les conditions de l'injonction, afin qu'il puisse être libéré.  Roger a indiqué son refus, voulant dire qu'il reste détenu (donc en prison, comme il s'en disait prêt) jusqu'à lundi, pour une comparution d'une durée d'au moins quatre heures pour enquêter pour sa libération [source].  Avec la longue participation civique de Roger, le maire de Gatineau Maxime Pedneaud-Jobin aurait dû s'attendre à ces événements, et aurait dû s'asseoir autour du feu sacré pour avoir une discussion franche avec les autochtones pour résoudre la situation sans les arrestations.

Ceux qui ont suivi Roger depuis le début de ses années politiques savent combien de fois il a été en cour pour se défendre, pendant les 3 dernières décennies, le plus souvent contre des ministères et agences gouvernementales.  Après avoir été eu par un certain avocat qui le représentait (car, on se le rappelle, les juges sont d'anciens avocats, donc inévitablement plusieurs se connaissent), il s'est représenté lui-même.  Son expérience est telle qu'il a réussi gain de cause à la Cour d'appel du Québec avec dépens, surprenant plusieurs avocats.  Donc j'ai raison de penser que, d'une certaine façon, il va s'amuser en cour lundi.

Mais, en attendant les développements de sa journée en cour ce lundi, revenons aux arrestations de jeudi soir.  Les forces de l'ordre ont semblé avoir eu le bon sens de donner aux occupants dix minutes pour quitter le site avant de procéder aux arrestations.  On a appris que plusieurs occupants ont décidé de quitter le site à la dernière minute.  On peut imaginer la raison: une accusation de nature criminelle peut immédiatement ruiner les perspectives d'emplois.  Les menaces d'accusations criminelles sont donc suffisante pour freiner la participation publique dans les manifestations.  Ce qui attend les accusés de méfait, dans ce cas-ci Roger Fleury, c'est jusqu'à dix ans de prison.

Que ce soit dix ans de prison ou trois jours de détention en vue d'une audience pour enquête de libération, ces dépenses judiciaires (payées par vous et moi) sont complètement inutile, puisque le site archéologique n'est pas accessible (étant entouré de clôture et surveillé 24/7 par des policiers en voiture et par des caméras installées aux frais de la princesse).  Mais peut-être faut-il plutôt en retirer que l'État, peu importe le niveau de gouvernement qui l'incarne, imposera toujours sa volonté, avec autant de manifestants en prison que nécessaire.